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dimanche 14 mars 2010

Bergson, La perception du changement

Henri BERGSON, La pensée et le mouvant, Essais et conférences, “La perception du changement” (première conférence).


Mes premières paroles seront des paroles de remerciement à l'Université d'Oxford pour le grand honneur qu'elle m'a fait en m'invitant à venir parler chez elle. Je me suis toujours représenté Oxford comme un des rares sanc­tuaires où se conservent, pieusement entretenues, transmises par chaque génération à la suivante, la chaleur et la lumière de la pensée antique. Mais je sais aussi que cet attachement à l'antiquité n'empêche pas votre Université d'être très moderne et très vivante. Plus particulièrement, en ce qui concerne la philosophie, je suis frappé de voir avec quelle profondeur et quelle originalité on étudie ici les philosophes anciens (récemment encore, un de vos maîtres les plus éminents ne renouvelait-il pas sur des points essentiels l'interprétation de la théorie platonicienne des Idées ?), et comment, d'autre part, Oxford est à l'avant-garde du mouvement philosophique avec les deux conceptions extrê­mes de la nature de la vérité : rationalisme intégral et pragmatisme. Cette alliance du présent et du passé est féconde dans tous les domaines : nulle part elle ne l'est plus qu'en philosophie. Certes, nous avons quelque chose de nouveau à faire, et le moment est peut-être venu de s'en rendre pleinement compte ; mais, pour être du nouveau, ce ne sera pas nécessairement du révolutionnaire. Étudions plutôt les anciens, imprégnons-nous de leur esprit, et tâchons de faire, dans la mesure de nos forces, ce qu'ils feraient eux-mêmes s'ils vivaient parmi nous. Initiés à notre science (je ne dis pas seulement à notre mathématique et à notre physique, qui ne changeraient peut-être pas radicalement leur manière de penser, mais surtout à notre biologie et à notre psychologie), ils arriveraient à des résultats très différents de ceux qu'ils ont obtenus. C'est ce qui me frappe tout particulièrement pour le problème que j'ai entrepris de traiter devant vous, celui du changement.

Je l'ai choisi, parce que je le tiens pour capital, et parce que j'estime que, si l'on était convaincu de la réalité du changement et si l'on faisait effort pour le ressaisir, tout se simplifierait. Des difficultés philosophiques, qu'on juge insurmontables, tomberaient. Non seulement la philosophie y gagnerait, mais notre vie de tous les jours – je veux dire l'impression que les choses font sur nous et la réaction de notre intelligence, de notre sensibilité et de notre volonté sur les choses – en seraient peut-être transformées et comme transfigurées. C'est que, d'ordinaire, nous regardons bien le changement, mais nous ne l'apercevons pas. Nous parlons du changement, mais nous n'y pensons pas. Nous disons que le changement existe, que tout change, que le changement est la loi même des choses : oui, nous le disons et nous le répétons ; mais ce ne sont là que des mots, et nous raisonnons et philosophons comme si le changement n'existait pas. Pour penser le changement et pour le voir, il y a tout un voile de préjugés à écarter, les uns artificiels, créés par la spéculation philosophique, les autres naturels au sens commun. Je crois que nous finirons par nous mettre d'accord là-dessus, et que nous constituerons alors une philo­sophie à laquelle tous collaboreront, sur laquelle tous pourront s'entendre. C'est pourquoi je voudrais fixer deux ou trois points sur lesquels l'entente me paraît déjà faite ; elle s'étendra peu à peu au reste. Notre première conférence portera donc moins sur le changement lui-même que sur les caractères généraux d'une philosophie qui s'attacherait à l'intuition du changement.

Voici d'abord un point sur lequel tout le monde s'accordera. Si les sens et la conscience avaient une portée illimitée, si, dans la double direction de la matière et de l'esprit, la faculté de percevoir était indéfinie, on n'aurait pas besoin de concevoir, non plus que de raisonner. Concevoir est un pis aller quand il n'est pas donné de percevoir, et le raisonnement est fait pour combler les vides de la perception ou pour en étendre la portée. Je ne nie pas l'utilité des idées abstraites et générales, – pas plus que je ne conteste la valeur des billets de banque. Mais de même que le billet n'est qu'une promesse d'or, ainsi une conception ne vaut que par les perceptions éventuelles qu'elle représente. Il ne s'agit pas seulement, bien entendu, de la perception d'une chose, ou d'une qualité, ou d'un état. On peut concevoir un ordre, une harmonie, et plus généralement une vérité, qui devient alors une réalité. Je dis qu'on est d'accord sur ce point. Tout le monde a pu constater, en effet, que les conceptions le plus ingénieusement assemblées et les raisonnements le plus savamment échafaudés s'écroulent comme des châteaux de cartes le jour où un fait – un seul fait réellement aperçu – vient heurter ces conceptions et ces raisonne­ments. Il n'y a d'ailleurs pas un métaphysicien, pas un théologien, qui ne soit prêt à affirmer qu'un être parfait est celui qui connaît toutes choses intuitivement, sans avoir à passer par le raisonnement, l'abstraction et la généralisation. Donc, pas de difficulté sur le premier point. Il n'y en aura pas davantage sur le second, que voici. L'insuffisance de nos facultés de percep­tion – insuffisance constatée par nos facultés de conception et de raisonne­ment – est ce qui a donné naissance à la philosophie. L'histoire des doctrines en fait foi. Les conceptions des plus anciens penseurs de la Grèce étaient, certes, très voisines de la perception, puisque c'est par les transformations d'un élément sensible, comme l'eau, l'air ou le feu, qu'elles complétaient la sensa­tion immédiate. Mais dès que les philosophes de l'école d'Élée, critiquant l'idée de transformation, eurent montré ou cru montrer l'impossibilité de se maintenir si près des données des sens, la philosophie s'engagea dans la voie où elle a marché depuis, celle qui conduit à un monde « supra-sensible » : avec de pures « idées », désormais, on devait expliquer les choses. Il est vrai que, pour les philosophes anciens, le monde intelligible était situé en dehors et au-dessus de celui que nos sens et notre conscience aperçoivent : nos facultés de perception ne nous montraient que des ombres projetées dans le temps et l'espace par les Idées immuables et éternelles. Pour les modernes, au contraire, ces essences sont constitutives des choses sensibles elles-mêmes ; ce sont de véritables substances, dont les phénomènes ne sont que la pellicule super­ficielle. Mais tous, anciens et modernes, s'accordent à voir dans la philosophie une substitution du concept au percept. Tous en appellent, de l'insuffisance de nos sens et de notre conscience, à des facultés de l'esprit qui ne sont plus perceptives, je veux dire aux fonctions d'abstraction, de généralisation et de raisonnement.

Sur le second point nous pourrons donc nous mettre d'accord. J'arrive alors au troisième, qui, je pense, ne soulèvera pas non plus de discussion.

Si telle est bien la méthode philosophique, il n'y a pas, il ne peut pas y avoir une philosophie, comme il y a une science ; il y aura toujours, au con­traire, autant de philosophies différentes qu'il se rencontrera de penseurs originaux. Comment en serait-il autrement ? Si abstraite que soit une concep­tion, c'est toujours dans une perception qu'elle a son point de départ. L'intelli­gence combine et sépare ; elle arrange, dérange, coordonne ; elle ne crée pas. Il lui faut une matière, et cette matière ne peut lui venir que des sens ou de la conscience. Une philosophie qui construit ou complète la réalité avec de pures idées ne fera donc que substituer ou adjoindre, à l'ensemble de nos perceptions concrètes, telle ou telle d'entre elles élaborée, amincie, subtilisée, convertie par là en idée abstraite et générale. Mais, dans le choix qu'elle opérera de cette perception privilégiée, il y aura toujours quelque chose d'arbitraire, car la science positive a pris pour elle tout ce qui est incontestablement commun à des choses différentes, la quantité, et il ne reste plus alors à la philosophie que le domaine de la qualité, où tout est hétérogène à tout, et où une partie ne représentera jamais l'ensemble qu'en vertu d'un décret contestable, sinon arbitraire. À ce décret on pourra toujours en opposer d'autres. Et bien des philosophies différentes surgiront, armées de concepts différents. Elles lutteront indéfiniment entre elles.

Voici alors la question qui se pose, et que je tiens pour essentielle. Puisque tout essai de philosophie purement conceptuelle suscite des tentatives antago­nistes et que, sur le terrain de la dialectique pure, il n'y a pas de système auquel on ne puisse en opposer un autre, resterons-nous sur ce terrain, ou ne devrions-nous pas plutôt (sans renoncer, cela va sans dire, à l'exercice des facultés de conception et de raisonnement) revenir à la perception, obtenir qu'elle se dilate et s'étende ? Je disais que c'est l'insuffisance de la perception naturelle qui a poussé les philosophes à compléter la perception par la concep­tion, – celle-ci devant combler les intervalles entre les données des sens ou de la conscience et, par là, unifier et systématiser notre connaissance des choses. Mais l'examen des doctrines nous montre que la faculté de concevoir, au fur et à mesure qu'elle avance dans ce travail d'intégration, est réduite à éliminer du réel un grand nombre de différences qualitatives, d'éteindre en partie nos perceptions, d'appauvrir notre vision concrète de l'univers. C'est même parce que chaque philosophie est amenée, bon gré mal gré, à procéder ainsi, qu'elle suscite des philosophies antagonistes, dont chacune relève quelque chose de ce que celle-là a laissé tomber. La méthode va donc contre le but : elle devait, en théorie, étendre et compléter la perception ; elle est obligée, en fait, de demander à une foule de perceptions de s'effacer pour que telle ou telle d'entre elles puisse devenir représentative des autres. – Mais supposez qu'au lieu de vouloir nous élever au-dessus de notre perception des choses, nous nous enfoncions en elle pour la creuser et l'élargir. Supposez que nous y insérions notre volonté, et que cette volonté se dilatant, dilate notre vision des choses. Nous obtiendrons cette fois une philosophie où rien ne serait sacrifié des données des sens et de la conscience : aucune qualité, aucun aspect du réel, ne se substituerait au reste sous prétexte de l'expliquer. Mais surtout nous aurions une philosophie à laquelle on ne pourrait en opposer d'autres, car elle n'aurait rien laissé en dehors d'elle que d'autres doctrines pussent ramasser : elle aurait tout pris. Elle aurait pris tout ce qui est donné, et même plus que ce qui est donné, car les sens et la conscience, conviés par elle à un effort exceptionnel, lui auraient livré plus qu'ils ne fournissent naturellement. À la multiplicité des systèmes qui luttent entre eux, armés de concepts différents, succéderait l'unité d'une doctrine capable de réconcilier tous les penseurs dans une même perception, – perception qui irait d'ailleurs s'élargissant, grâce à l'effort combiné des philosophes dans une direction commune.

On dira que cet élargissement est impossible. Comment demander aux yeux du corps, ou à ceux de l'esprit, de voir plus qu'ils ne voient ? L'attention peut préciser, éclairer, intensifier : elle ne fait pas surgir, dans le champ de la perception, ce qui ne s'y trouvait pas d'abord. Voilà l'objection. – Elle est réfu­tée, croyons-nous, par l'expérience. Il y a, en effet, depuis des siècles, des hommes dont la fonction est justement de voir et de nous faire voir ce que nous n'apercevons pas naturellement. Ce sont les artistes.

À quoi vise l'art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l'esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d'âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n'observions pas en nous, jusqu'à un certain point, ce qu'ils nous disent d'autrui. Au fur et à mesure qu'ils nous parlent, des nuances d'émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle, l'image photographique qui n'a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. Mais nulle part la fonction de l'artiste ne se montre aussi claire­ment que dans celui des arts qui fait la plus large place à l'imitation, je veux dire la peinture. Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas. – Dira-t-on qu'ils n'ont pas vu, mais créé, qu'ils nous ont livré des produits de leur imagination, que nous adoptons leurs inventions parce qu'elles nous plaisent, et que nous nous amusons simplement à regarder la nature à travers l'image que les grands peintres nous en ont tracée ? – C'est vrai dans une certaine mesure ; mais, s'il en était uniquement ainsi, pourquoi dirions-nous de certaines œuvres – celles des maîtres – qu'elles sont vraies ? où serait la différence entre le grand art et la pure fantaisie ? Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que, si nous les acceptons et les admirons, c'est que nous avions déjà perçu quelque chose de ce qu'ils nous montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir. C'était, pour nous, une vision brillante et évanouissante, perdue dans la foule de ces visions également brillantes, égale­ment évanouissantes, qui se recouvrent dans notre expérience usuelle comme des « dissolving views » et qui constituent, par leur interférence réciproque, la vision pâle et décolorée que nous avons habituellement des choses. Le peintre l'a isolée ; il l'a si bien fixée sur la toile que, désormais, nous ne pourrons nous empêcher d'apercevoir dans la réalité ce qu'il y a vu lui-même.

L'art suffirait donc à nous montrer qu'une extension des facultés de perce­voir est possible. Mais comment s'opère-t-elle ? – Remarquons que l'artiste a toujours passé pour un « idéaliste ». On entend par là qu'il est moins préoc­cupé que nous du côté positif et matériel de la vie. C'est, au sens propre du mot, un « distrait ». Pourquoi, étant plus détaché de la réalité, arrive-t-il à y voir plus de choses ? On ne le comprendrait pas, si la vision que nous avons ordinairement des objets extérieurs et de nous-mêmes n'était une vision que notre attachement à la réalité, notre besoin de vivre et d'agir, nous a amenés à rétrécir et à vider. De fait, il serait aisé de montrer que, plus nous sommes préoccupés de vivre, moins nous sommes enclins à contempler, et que les nécessités de l'action tendent à limiter le champ de la vision. Je ne puis entrer dans la démonstration de ce point ; j’estime que beaucoup de questions psychologiques et psycho-physiologiques s'éclaireraient d'une lumière nou­velle si l'on reconnaissait que la perception distincte est simplement découpée, par les besoins de la vie pratique, dans un ensemble plus vaste. Nous aimons, en psychologie et ailleurs, à aller de la partie au tout, et notre système habituel d'explication consiste à reconstruire idéalement notre vie mentale avec des éléments simples, puis à supposer que la composition entre eux de ces éléments a réellement produit notre vie mentale. Si les choses se passaient ainsi, notre perception serait en effet inextensible ; elle serait faite de l'assem­blage de certains matériaux déterminés, en quantité déterminée, et nous n'y trouverions jamais autre chose que ce qui aurait été déposé en elle d'abord. Mais les faits, quand on les prend tels quels, sans arrière-pensée d'expliquer l'esprit mécaniquement, suggèrent une tout autre interprétation. Ils nous montrent, dans la vie psychologique normale, un effort constant de l'esprit pour limiter son horizon, pour se détourner de ce qu'il a un intérêt matériel à ne pas voir. Avant de philosopher, il faut vivre ; et la vie exige que nous nous mettions des œillères, que nous regardions non pas à droite, à gauche ou en arrière, mais droit devant nous dans la direction où nous avons marcher. Notre connaissance, bien loin de se constituer par une association graduelle d'éléments simples, est l'effet d'une dissociation brusque : dans le champ immensément vaste de notre connaissance virtuelle nous avons cueilli, pour en faire une connaissance actuelle, tout ce qui intéresse notre action sur les choses; nous avons négligé le reste. Le cerveau paraît avoir été construit en vue de ce travail de sélection. On le montrerait sans peine pour les opérations de la mémoire. Notre passé, ainsi que nous le verrons dans notre prochaine conférence, se conserve nécessairement, automatiquement. Il survit tout entier. Mais notre intérêt pratique est de l'écarter, ou du moins de n'en accepter que ce qui peut éclairer et compléter plus ou moins utilement la situation présente. Le cerveau sert à effectuer ce choix : il actualise les souvenirs utiles, il maintient dans le sous-sol de la conscience ceux qui ne serviraient à rien. On en dirait autant de la perception. Auxiliaire de l'action, elle isole, dans l'ensemble de la réalité, ce qui nous intéresse ; elle nous montre moins les choses mêmes que le parti que nous en pouvons tirer. Par avance elle les classe, par avance elle les étiquette ; nous regardons à peine l'objet, il nous suffit de savoir à quelle catégorie il appartient. Mais, de loin en loin, par un accident heureux, des hommes surgissent dont les sens ou la conscience sont moins adhérents à la vie. La nature a oublié d'attacher leur faculté de percevoir à leur faculté d'agir. Quand ils regardent une chose, ils la voient pour elle, et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus simplement en vue d'agir; ils perçoivent pour percevoir, – pour rien, pour le plaisir. Par un certain côté d'eux-mêmes, soit par leur conscience soit par un de leurs sens, ils naissent détachés ; et, selon que ce détachement est celui de tel ou tel sens, ou de la conscience, ils sont peintres ou sculpteurs, musiciens ou poètes. C'est donc bien une vision plus directe de la réalité que nous trouvons dans les différents arts ; et c'est parce que l'artiste songe moins à utiliser sa perception qu'il perçoit un plus grand nombre de choses.

Eh bien, ce que la nature fait de loin en loin, par distraction, pour quelques privilégiés, la philosophie, en pareille matière, ne pourrait-elle pas le tenter, dans un autre sens et d'une autre manière, pour tout le monde ? Le rôle de la philosophie ne serait-il pas ici de nous amener à une perception plus complète de la réalité par un certain déplacement de notre attention ? Il s'agirait de détourner cette attention du côté pratiquement intéressant de l'univers et de la retourner vers ce qui, pratiquement, ne sert à rien. Cette conversion de l'attention serait la philosophie même.

Au premier abord, il semble que ce soit fait depuis longtemps. Plus d'un philosophe a dit, en effet, qu'il fallait se détacher pour philosopher, et que spéculer était l'inverse d'agir. Nous parlions tout à l'heure des philosophes grecs : nul n'a exprimé l'idée avec plus de force que Plotin. « Toute action, disait-il (et il ajoutait même « toute fabrication »), est un affaiblissement de la contemplation » (pantakhou dè aneurèsomen tèn poièsin kai tèn praxin è astheneian theôrias è parakolouthèma). Et, fidèle à l'esprit de Platon, il pensait que la découverte du vrai exige une conversion (epistrophè) de l'esprit, qui se détache des apparences d'ici-bas et s'attache aux réalités de là-haut : « Fuyons vers notre chère patrie ! » – Mais, comme vous le voyez, il s'agissait de « fuir ». Plus précisément, pour Platon et pour tous ceux qui ont entendu ainsi la métaphysique, se détacher de la vie et convertir son attention consiste à se transporter tout de suite dans un monde différent de celui où nous vivons, à susciter des facultés de perception autres que les sens et la conscience. Ils n'ont pas cru que cette éducation de l'attention pût consister le plus souvent à lui retirer ses œillères, à la déshabituer du rétrécissement que les exigences de la vie lui imposent. Ils n'ont pas jugé que le métaphysicien, pour une moitié au moins de ses spéculations, dût continuer à regarder ce que tout le monde regarde : non, il faudrait toujours se tourner vers autre chose. De là vient qu'ils font invariablement appel à des facultés de vision différentes de celles que nous exerçons, à tout instant, dans la connaissance du monde extérieur et de nous-mêmes.

Et c'est justement parce qu'il contestait l'existence de ces facultés transcen­dantes que Kant a cru la métaphysique impossible. Une des idées les plus importantes et les plus profondes de la Critique de la Raison pure est celle-ci : que, si la métaphysique est possible, c'est par une vision, et non par une dialectique. La dialectique nous conduit à des philosophies opposées ; elle démontre aussi bien la thèse que l'antithèse des antinomies. Seule, une intui­tion supérieure (que Kant appelle une intuition « intellectuelle »), c'est-à-dire une perception de la réalité métaphysique, permettrait à la métaphysique de se constituer. Le résultat le plus clair de la Critique kantienne est ainsi de montrer qu'on ne pourrait pénétrer dans l'au-delà que par une vision, et qu'une doctrine ne vaut, dans ce domaine, que par ce qu'elle contient de perception : prenez cette perception, analysez-la, recomposez-la, tournez et retournez-la dans tous les sens, faites-lui subir les plus subtiles opérations de la plus haute chimie intellectuelle, vous ne retirerez jamais de votre creuset que ce que vous y aurez mis ; tant vous y aurez introduit de vision, tant vous en retrouverez ; et le raisonnement ne vous aura pas fait avancer d'un pas au delà de ce que vous aviez perçu d'abord. Voilà ce que Kant a dégagé en pleine lumière ; et c'est là, à mon sens, le plus grand service qu'il ait rendu à la philosophie spéculative. Il a définitivement établi que, si la métaphysique est possible, ce ne peut être que par un effort d'intuition. – Seulement, ayant prouvé que l'intuition serait seule capable de nous donner une métaphysique, il ajouta : cette intuition est impossible.

Pourquoi la jugea-t-il impossible ? Précisément parce qu'il se représenta une vision de ce genre – je veux dire une vision de la réalité « en soi » – comme se l'était représentée Plotin, comme se la sont représentée en général ceux qui ont fait appel à l'intuition métaphysique. Tous ont entendu par là une faculté de connaître qui se distinguerait radicalement de la conscience aussi bien que des sens, qui serait même orientée dans la direction inverse. Tous ont cru que se détacher de la vie pratique était lui tourner le dos.

Pourquoi l'ont-ils cru ? Pourquoi Kant, leur adversaire, a-t-il partagé leur erreur ? Pourquoi tous ont-ils jugé ainsi, quittes à en tirer des conclusions opposées, ceux-là construisant aussitôt une métaphysique, celui-ci déclarant la métaphysique impossible ?

Ils l'ont cru, parce qu'ils se sont imaginé que nos sens et notre conscience, tels qu'ils fonctionnent dans la vie de tous les jours, nous faisaient saisir directement le mouvement. Ils ont cru que par nos sens et notre conscience, travaillant comme ils travaillent d'ordinaire, nous apercevions réellement le changement dans les choses et le changement en nous. Alors, comme il est incontestable qu'en suivant les données habituelles de nos sens et de notre conscience nous aboutissons, dans l'ordre de la spéculation, à des contra­dictions insolubles, ils ont conclu de là que la contradiction était inhérente au changement lui-même et que, pour se soustraire à cette contradiction, il fallait sortir de la sphère du changement et s'élever au-dessus du Temps. Tel est le fond de la pensée des métaphysiciens, comme aussi de ceux qui, avec Kant, nient la possibilité de la métaphysique.

La métaphysique est née, en effet, des arguments de Zénon d'Élée relatifs au changement et au mouvement. C'est Zénon qui, en attirant l'attention sur l'absurdité de ce qu'il appelait mouvement et changement, amena les philosophes – Platon tout le premier – à chercher la réalité cohérente et vraie dans ce qui ne change pas. Et c'est parce que Kant crut que nos sens et notre conscience s'exercent effectivement dans un Temps véritable, je veux dire dans un Temps qui change sans cesse, dans une durée qui dure, c'est parce que, d'autre part, il se rendait compte de la relativité des données usuelles de nos sens et de notre conscience (arrêtée d'ailleurs par lui bien avant le terme transcendant de son effort) qu'il jugea la métaphysique impossible sans une vision tout autre que celle des sens et de la conscience, – vision dont il ne trouvait d'ailleurs aucune trace chez l'homme.

Mais si nous pouvions établir que ce qui a été considéré comme du mouvement et du changement par Zénon d'abord, puis par les métaphysiciens en général, n'est ni changement ni mouvement, qu'il ont retenu du changement ce qui ne change pas et du mouvement ce qui ne se meut pas, qu'ils ont pris pour une perception immédiate et complète du mouvement et du changement une cristallisation de cette perception, une solidification en vue de la pratique et si nous pouvions montrer, d'autre part, que ce qui a été pris par Kant pour le temps lui-même est un temps qui ne coule ni ne change ni ne dure ; – alors, pour se soustraire à des contradictions comme celles que Zénon a signalées et pour dégager notre connaissance journalière de la relativité dont Kant la croyait frappée, il n'y aurait pas à sortir du temps (nous en sommes déjà sortis !), il n'y aurait pas à se dégager du changement (nous ne nous en sommes que trop dégagés !), il faudrait, au contraire, ressaisir le changement et la durée dans leur mobilité originelle. Alors, nous ne verrions pas seulement tomber une à une bien des difficultés et s'évanouir plus d'un problème : par l'extension et la revivification de notre faculté de percevoir, peut-être aussi (mais il n'est pas question pour le moment de s'élever à de telles hauteurs) par un prolongement que donneront à l'intuition des âmes privilégiées, nous rétablirions la continuité dans l'ensemble de nos connaissances, – continuité qui ne serait plus hypothétique et construite, mais expérimentée et vécue. Un travail de ce genre est-il possible ? C'est ce que nous chercherons ensemble, au moins pour ce qui concerne la connaissance de notre entourage, dans notre seconde conférence.